L’art-thérapie, virtuelle ou sensationnellement matérialiste ?
En ces temps déliés, une question inédite se pose :
Comment préserver le lien avec les personnes désireuses de se former à l’art-thérapie, métier de la relation ?
Nous continuons autrement : notre formation, entièrement présentielle, devient virtuelle, et nous découvrons les joies et les impasses des outils numériques dans les liens de formation !
Par écran interposé, la joie de se retrouver est grande, on se regarde, on se parle, on s’écoute et on s’enthousiasme, c’est donc possible ! Le lien de formation est préservé.
Pourtant, nous nous apercevons assez vite que quelque chose a changé. En fait, le constat est simple : l’écran aplatit.
Il n'y a plus d’épaisseur, comme si la 2D avait gagné sur la 3D. Les reliefs s’estompent, le regard glisse sur la surface, en lignes droites, entre des images plates qui ont perdu de leur profondeur. Le groupe se transforme en une mosaïque bien rangée de petits visages. Et entre les images, des interstices infranchissables. On peut aussi se voir parlant, des petits miroirs qui se parlent. L’espace de la rencontre n’est plus un dehors partagé, on se forme et on forme depuis chez soi, nous sommes tous dedans. Et la parole, plus civilisée, se fait mesurée, parfois hachée, on peut même entendre une voix demander "qui est-ce qui parle là ?".
Et les corps, mais où sont passés les corps ? les gestes maladroits, qui s’effleurent ou se dérangent ? les regards qui se croisent et se tissent ? les matières, les bruissements, les odeurs ? En fait, à distance tout est plat et bien propre.
Alors qu’aux Pinceaux, nous aimons H. Cueco quand il dit : « La peinture est charnelle ou sensorielle, matérielle avant tout pour exister, même si elle réduite à presque rien, ce presque rien est immense.(…) Le corps amoureux sent. Il en va ainsi de la peinture réelle (...) On retrouve, devant la présence physique de la peinture, les peurs et les émotions des amours vraies. »
Et il en va ainsi de notre formation « sensationnellement matérialiste »* et de son éthique. Rien ne remplace l’engagement du corps dans le savoir. Rien ne remplace la confrontation des présences réelles.
Se former à un métier du lien se fait dans l’expérience de la relation et l’exigence d’une rencontre vivante.
Pour l’instant nous continuons… à distance, mais ne désespérons pas, nous allons nous rencontrer bientôt, récupérer notre épaisseur et l’atelier sera notre tanière. Et là oui, nous pourrons regarder encore une fois, mais ensemble, David Hockney faire ses réjouissants tableaux avec son IPad !
Patricia Riverti, psychologue, art-thérapeute, directrice de l'Atelier Les Pinceaux
........
* Nous reproduisons ci-après l'Intervention de Ana Bedouelle, psychanalyste, enseignante à l’Université Paris VII, formatrice à l’Atepp-Cefat en 2007, à la Journée des Pinceaux « Matières à… ».
"Sensationnellement matérialistes"
Ce qui me semble aujourd’hui important de réfléchir, comme si pour une fois il s’agissait d’un miroir, votre miroir de formateurs et d’étudiants des Pinceaux, c’est cette spécificité de la formation de l’Atepp-Cefat, et qui fait qu’un stagiaire, allant à son premier stage, a déjà une idée et des éléments pour penser la réalité d’un espace étranger, d’un atelier étranger.
Il est frappant que les outils dont dispose un étudiant en art-thérapie sont d’emblée sensationnellement matérialistes, alors que par exemple la plupart des stagiaires psychologues débutants vont se perdre dans la recherche du sens, sans jamais interroger la pertinence d’un cadre ou le choix des propositions.
Et pourtant il ne s’agit pas d’éléments conscients. Il s’agit, je crois, de l’atelier propre à chacun, que chaque étudiant porte en lui, et qui s’engendre dès la première expérience plastique de la formation, et ne cesse de se modifier au gré des rencontres avec le groupe, les formateurs, les diverses propositions, les choix de matière, la traversée des sensations… Atelier inconscient, atelier de rêve, atelier idéal qui se confrontera à la réalité des autres ateliers, c’est de la formation de cet atelier là qu’il va s’agir.
«Il n’est pas un espace d’oeuvre, mais pourtant d’intense réflexion sur l’œuvre absente, désirée, ou à venir » F. Schlegel, cité par Antoine Berman « l’espace de l’étranger »
Quelque fois il sera un obstacle, il sera le noyau d’un blocage, comment la réalité ne serait-elle pas en deçà de ce rêve déjà perdu ? D’autres fois au contraire, il se réalisera au plus près dans l’espace concret d’un stage, dans la soudaine compréhension d’un processus. C’est cet atelier inconscient qu’il faudra mener à bien cahin-caha, dans le parcours quelquefois cahoteux proposé à chacun.
Matérialité, sensation, sensationnel. Sensation, existence du corps dans l’atelier et dans les productions. Quel corps ? Celui du groupe ? Celui du patient ? De l’art-thérapeute ? Qu’est-ce qu’un corps dans un atelier ?
Si la matière est le transport de la sensation, l’autobus que prend la sensation pour se transporter dans l’oeuvre – alors le corps est partout, en circuit. Dans la matière, dans la production.
Un corps est ce qui se produit dans la matière, et dans la sensation. Corps est toucher de la terre, corps est le rejet, la crise d’allergie, l’intensité et la force, la retenue et le plongeon, le geste. Corps est ce qui apparaît, ce qui se réalise dans chaque production.
Les mains ont roulé, caressé, aplati, troué, frappé, forcé la matière ou encore, projeté,balayé, posé la couleur ou l’empreinte sur le support qui s’offre ou qui résiste.Les gestes ont rythmé la musique de la matière. Le toucher, le regard, l’ouïe, l’olfaction et même le goût sont sollicités au travail pulsionnel source objet poussée but – bord limite somatopsychique.
La trace s’engendre dans le mouvement répétitif des circuits pulsionnels…. Corps sensible, matière qui deviendra forme peut être image.
Ateliers à venir, matière de la formation, formation d’ateliers, lieu de jeux où se jouent en sourdine les batailles et les triomphes de l’enfance, espace de l’étranger qui sera accueilli, invité à y jouer à déposer sa trace sensationnellement matérialiste. En avant ! au travail !