Regarder le train que l’on ne voit pas
Caroline Sammut, art-thérapeute
« S'émerveiller résulte souvent, devant la beauté du monde comme devant l'invention artistique, d'une déroute de nos habitudes »([1])
Pendant cette période singulière de pandémie, la priorité était à l’urgence et à la sécurisation. Je me suis retrouvée brutalement sans atelier, dépouillée de mes outils. Mais également en rupture de contact avec les personnes que j’accompagne. Nous étions dans une situation hors norme dans laquelle l’art-thérapie ne semblait pas avoir de place. Chamboulée par le réel, je me demandais comment faire alors, comment être art-thérapeute ?
L’IME pour lequel je travaille m’a demandé de mener en binôme avec une éducatrice ce que nous appelons des « visites à domicile ». Les visites à domicile n’en étaient pas vraiment puisque nous devions rester à l’extérieur et, en raison du contexte sanitaire, limiter les contacts. L’objectif était essentiellement de maintenir le lien avec l’enfant et sa famille.
Du mois d’avril au mois de juin, j’ai donc réalisé plusieurs accompagnements d’une heure, auprès d’un enfant que j’appellerai par son initiale, M.([2]). Nous nous rencontrions au rythme d’une fois par semaine pendant le confinement, puis au rythme de deux fois par semaine durant la phase de déconfinement. M. présente une déficience sévère et un retard de développement. Je l’accompagne depuis maintenant 5 ans en atelier d’art-thérapie. Sa prise en charge est individuelle et j’ai souvent un.e stagiaire avec moi car M. a besoin de beaucoup de contenance physique et psychique.
À l’occasion de ces marches, M. s’est montré toujours content et impatient de sortir, il semblait satisfait de nous avoir pour lui seul. Le changement de cadre ne paraissait pas le déranger. Ne pouvant marcher en autonomie, M. nous donnait la main, le plus souvent à une seule d’entre nous, avec sa main droite. Il sollicitait l’autre adulte par des sons et en pointant avec sa main gauche autour de lui. Il pouvait également faire une ébauche des signes et de mots. Lorsque M. est débordé, excité ou en colère, cela sort du corps. Il crache. Que ce soit une manifestation positive ou négative, c’est donc « du corps adressé ».
Très vite, M. a exprimé son désir d’aller voir le « train ». À l’occasion de nos rendez-vous, nous partions donc pour une balade « à la recherche du train », nous laissant guider par M. ou changeant de chemin pour varier. M. nous faisait comprendre le cas échéant que ce n’était pas le plus direct, mais se laissait promener, car il a compris très vite que nous finissions par arriver devant les rails tant attendus. Chemin faisant, il s’intéressait à l’environnement, partageant avec nous ses découvertes et répétant souvent le mot « train ». À l’approche de la voie ferrée, M. s’excitait alors souvent de plus en plus, crachait, accélérait le pas. Il pouvait même nous lâcher, réalisant alors quelques pas seul pour avancer encore plus vite – ce qui nous surprenait à chaque fois –, avant de se mettre à quatre pattes pour continuer.
Pendant cette période, les trains ne passaient pas de manière régulière. Il y avait donc parfois absence du train. Mais si nous entendions le train arriver, c’était la grande joie de le voir passer. Quand il était temps de rentrer, cela devenait compliqué pour M. Était-ce la frustration ? La fatigue ? Le trop d’émotion ? M. se mettait alors au sol, crachait en visant le visage, pouvait nous taper ou nous mordre. Ces comportements agressifs, éprouvants pour M. comme pour nous, se retrouvaient également dans les moments de transition avec la maman de M..
Je cherchais quel sens donner à l’accompagnement de M.. Avec les contraintes sanitaires et le port du masque notamment, nous avions une barrière physique et symbolique. Nous ne pouvions que marcher, je n’avais pas de medium pour faire tiers, et la parole prenait une place importante. La question était bien pour moi de savoir quelle posture je pouvais conserver en tant qu’art-thérapeute.
Grâce au travail de l’après-coup mené plus particulièrement en supervision, la recherche mais surtout l’absence du train devint alors le fil que j’allais tisser avec M. pendant ces marches. L’extraordinaire apparaissait. Nous avions quelque chose à partager, quelque chose d’un objet. Ce train, nous allions le chercher en allant vers la voie de chemin de fer. Il devait y avoir du train et parfois il n’y en avait pas ! Et pourtant, le train était quand même présent puisque nous l’avions pensé ensemble.
Il y avait partage. Partage de mots, partage d’imaginaire. Le train évoqué devint objet de relation, « un monde de réalité partagée que le sujet peut utiliser et qui peut envoyer en retour dans le sujet une substance autre que moi » ([3]). Je trouvais alors ma place : soutenir la représentation de cette recherche. J’étais là pour chercher une autre manière pour penser avec M.. Je l’aidais à devenir sujet. Nous parlions de cette absence, nous lui donnions une existence au-delà des mots. Je retrouvais alors des fondements de l’atelier d’art-thérapie. Ici et maintenant, des petits riens, nous faisions sens. Par l’attention que je lui portais, les échanges en échos et en va-et-vient que nous réalisions dans le langage, mais également dans cette marche partagée, je lui rappelais qu’il n’était pas seul avec « ça ». Je ne comprenais pas tout de ce que M. traversait ou m’adressait. Les questions de la séparation, de l’absence, de l’abandon étaient sans doute au travail. Nous évoquions donc aussi cette fin qui était difficile, se dire au revoir, les émotions qui pouvaient être exprimées autrement. Nous jouions à nous approcher et nous éloigner, à faire apparaître et disparaître. N’est-ce pas cela le fort-da ([4]) ? Nous travaillions le fait de grandir, nous cherchions à sortir de la position passive de juste regarder comme les tout petits. M. faisait l’expérience de la perte de cet état. Le langage émergeait. Mais finalement, je n’avais pas besoin de savoir tout ce que cela représentait pour M.. Je croyais en lui. Je cherchais à garder des mouvements d’ouverture afin de l’aider à s’appuyer sur son potentiel. J’étais là pour que cela puisse s’éprouver et se transformer.
Avec M., nous jouions avec le train qui devint partage d’expérience. Nous apportions le monde, nous aidions à nous approprier le monde, pour qu’ensemble nous arpentions le monde. Et nous nous émerveillions de regarder le train que l’on ne voit pas.
[1] Bellinda Cannone – S’émerveiller
[2] Je n’aime pas l’idée de déposséder quelqu’un de son prénom...
[3] Winnicott, Donald - Jeu et réalité : l’espace potentiel
[4] Freud S. - Jeu de la bobine